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samedi 13 février 2016

La SHUNGITE de Russie : ni minéral imaginaire, ni pierre miraculeuse



Qu'est réellement la fameuse shungite
si controversée ?

 On a écrit, dit et propagé tout, n'importe quoi et son contraire, sur cette pierre encore ignorée de tous voici quelques années à peine, et portée au pinacle sous l'égide de commerçants évidemment intéressés par le nouveau "filon".
   

 Depuis son apparition relativement récente sur le marché des minéraux, arrivée dans le sillage de la vague lithothérapeutique, la shungite ne cesse depuis lors d'alimenter une vive polémique qui voit s'affronter ses fervents partisans et ses adversaires les plus farouches, ne laissant généralement guère de place à une quelconque position médiane. Ainsi, si les adeptes de la lithothérapie la parent de multiples vertus mirifiques et en font très volontiers une pierre quasi-miraculeuse, les voix discordantes, qui étayent leurs propos au nom de la  rigueur scientifique, dénigrent sans concessions et de façon souvent très virulente ce qu'elles présentent comme un ramassis de superstitions et de croyances inventées de toutes pièces, pour un caillou commun apparenté à la houille et présenté comme une nouvelle espèce minérale dans un but mercantile. Une imposture et une arnaque, en somme.


 Afin d'y voir plus clair, le mieux est sans doute de peser le pour et le contre en s'en tenant aux faits, rien qu'aux faits. Il n'est pas dans l'objet du présent texte de se prononcer quant aux propriétés mirobolantes attribuées par certains à la shungite, et qui en font  une véritable panacée chez les accros de la litho.
 Disons-le d'emblée : ceux qui n'y croient nullement et qui entendent dénoncer ce qu'ils considèrent - non sans raisons - comme une honteuse escroquerie commerciale, ont généralement tendance à adopter une position de rejet si radical que cela leur interdit même d'envisager que la shungite ait une quelconque légitimité sur le plan purement minéralogique. Ce faisant, ne jettent-ils pas un peu trop promptement le bébé avec l'eau du bain, pour reprendre une formule populaire ?

 Il importe tout d'abord de souligner le fait que le nom de shungite n'est pas de création aussi récente qu'on pourrait être tenté de le croire, puisqu'il fut employé pour la première fois en 1879, pour décrire un minéraloïde composé de carbone à plus de 98%. Néanmoins le terme fut appliqué plus récemment aux roches contenant de la shungite, ce qui est aujourd'hui à l'origine de malentendus et de confusions.

 Les critiques les plus largement répandues au sujet de cette pierre, outre le fait de nier en bloc l'ensemble des vertus physiques et thérapeutiques qui lui sont plus ou moins abusivement attribuées, lui dénient fréquemment jusqu'à la qualité d'espèce minérale stricto sensu, en l'apparentant juste à... du mauvais charbon ! En effet, la shungite est ainsi assimilée au lignite, stade intermédiaire entre la tourbe et la houille contenant 70 à 75% de carbone. Cette roche organique possède un potentiel calorifique inférieur à celui de la houille ou charbon proprement dit, ce qui en fait un combustible de moins bonne qualité.
Il faut à ce sujet remarquer que dans certains cas, ce qui est proposé aux acheteurs sous l'appellation de shungite ressemble en effet furieusement à de méchants morceaux de charbon naturel.  
 

 
Photo : Morceaux de lignite  vendu comme "shungite".

 
 
 On peut alors légitimement se demander dans quelle mesure le vendeur ou la vendeuse sont de bonne foi mais ignorants, abusés eux-mêmes par leurs fournisseurs, et dans quelle mesure la volonté de tromper l'acheteur en exploitant sa crédulité s'avère patente.  

 Bien qu'elle ne soit pas officiellement reconnue comme espèce minérale à part entière par la très institutionnelle et très académique I.M.A. (International Mineralogical Association), la shungite digne de ce néologisme semble bel et bien constituer une variété distincte et aisément reconnaissable au sein de la grande faille des minéraux carbonés. Elle tient son nom de Shunga, gisement type situé à proximité du lac Onega et de la Mer Blanche,  en République Fédérative de Carélie, région de Russie qui jouxte la Finlande.


Photo : Situation géograhique de la Carélie,
région russe du nord-ouest.


Outre les deux importants sites d'extraction de Shunga, d'autres gisements de moindre importance ont aussi été découverts en d'autres régions de Russie, comme dans les roches volcaniques de la presqu'ile du Kamchatka, ou encore à Chelyabinsk, dans l'Oural.
En dehors de la Russie, d'autres gisements de roche analogues ont été découverts en Autriche, en Inde, au Congo (ex-Zaïre) et au Kazakhstan.   


 La shungite présente un aspect caractéristique, d'une couleur gris anthracite à noir intense avec un éclat allant du mat au satiné, tantôt quasi soyeux, tantôt quasi métallique sombre lorsque la roche est polie ou taillée. Elle est d'ailleurs fréquemment façonnée en formes de cubes, de pyramides et d'autres objets décoratifs divers.
 

 Photo : Morceaux bruts et pyramides ornementales
de shungite.


 

 La shungite véritable se compose en fait de diverses formes allotropes (différentes formes cristallines et moléculaires)  de carbone, le tout étant cimenté par du carbone amorphe (sans structure cristalline) dans des proportions pouvant aller de 40 à 80% selon les gisements, associé à de la silice, auxquels est associé du feldspath en proportions elles aussi variables. Néanmoins, tout le monde ne s'accorde pas à ce sujet, puisqu'à en croire certaines sources russes, le carbone ne composerait en fait que 26% de la roche, qui  par ailleurs contiendrait environ 36% de silice, le reste étant constitué d'éléments divers tels que feldspath, oxyde d'aluminium et eau en quantités non négligeables. Certaines shungites contiendraient même moins de 10% de carbone.

 Quoi qu'il en soit, il s'agit en fait d'une roche du précambrien qui se situe à mi-chemin entre l'anthracite et le graphite, tout en étant plus dure que ces derniers.  Bien qu'inflammable, elle ne s'embrase et ne se consume que difficilement, en émettant peu de chaleur, et il convient donc de la distinguer des charbons qui vont de la tourbe à la houille, comme du jais ou des diverses variétés du lignite commun.
Elle appartient certes à cette grande famille de roches à base de carbone, mais en constitue bel et bien une variété - pour ne pas parler d'espèce - particulière.


 Photo : Shungites brutes, sur un lieu d'extraction.



 En 1992, des analyses effectuées en laboratoire sur un échantillon de shungite provenant d'un gisement russe  ont permis d'établir que ce dernier contenait des fullerènes, molécules de carbone affectant des formes géométriques spécifiques (sphères, ellipsoïdes, tubes ou anneaux). Il n'en a pas fallu davantage pour que certains s'emballent et spéculent sur les prétendues ou supposées propriétés de ces fullerènes, lesquelles n'ont pu à ce jour être scientifiquement prouvées, comme c'est presque toujours le cas en matière de lithothérapie.
Du reste, des études ultérieures ont finalement pu démontrer que l'échantillon de 1992 constituait en fait un specimen isolé, non représentatif de l'ensemble des shungites, lesquelles ne comprennent généralement pas de fullerènes. Cette théorie est donc depuis lors invalidée, et de facto abandonnée.

 Comme beaucoup de pierres noires, la shungite passe pour une pierre protectrice qui aurait notamment la propriété d' absorber les ondes négatives. Ceci la chargerait négativement au fil de son usage, ce qui nécessiterait de fréquents "rechargements" et "purifications"  du point de vue de la lithothérapie.

 Une des croyances les plus ancrées et les plus répandues attachées à la shungite réside dans le fait qu'elle ferait barrage aux rayonnements électromagnétiques. Pour cette raison, cette pierre serait incorporée dans la structure de certaines éoliennes, qui émettent ce type de rayonnements. Sur un plan physique mieux étudié, la shungite a des propriétés d'absorbance (absorption de la lumière) et de catalyse (en chimie). Cette propriété physique de catalyse, qui provoque l' accélération notable de certaines réactions chimiques, a mené à l'utilisation de la pierre dans le cadre de l'industrie métallurgique, où elle est employée comme agent fondant.


Photo : Mine de shungite, Russie
 Photo : Mine/carrière de Zazhoginsky. Carélie, Russie.

 Vidéo : Visite d'un site d'extraction de shungite

 Dans la construction, la shungite est également utilisée sous forme de carreaux et de briquettes. Sa teinte gris foncé à noir et sa surface agrémentée de veinules blanches, qui ne s'altèrent pas avec le temps ni sous l'action des éléments climatiques, en font un matériau ornemental apprécié, que l'on retrouve aussi bien dans les décors de certains temples que dans celui de stations de métro.


Photo : Carré de shungite, utilisé comme
ornement dans le bâtiment
 


 La poudre de shungite, obtenue à partir de shungite brûlée, est appelée "shungizite". Celle-ci est parfois employée dans le bâtiment elle aussi, où elle est mélangée aux composants du béton, dans le but de l'alléger.

 Mais cette "shungizite" est aussi appréciée pour ses propriétés filtrantes, et à ce titre, elle fait parfois aussi l'objet d'emplois plus discutables, ne seraient-ce que sur les plans sanitaire et médical. Ainsi, si elle permet de filtrer l'eau chlorée - en passant par cette poudre elle ressort non chlorée - , le liquide obtenu n'en est pas potable pour autant. D'aucuns préconisent pourtant la confection et la consommation de filtres et d'élixirs conçus avec de l'eau mise en contact prolongé avec de la shungite, ce que l'on ne saurait conseiller en aucun cas.

Cette utilisation à des fins médicales semble au moins remonter au XVIIIème siècle, puisqu'on rapporte que Pierre le Grand fit construire en Carélie le premier "spa" ou bain thermal de Russie, utilisant les vertus purifiantes sur l'eau de la shungite. Le tsar lui-même en aurait connu l'expérience. Il fit même distribuer de l'eau ainsi "purifiée" à ses armées.


Photo : Crâne ornemental sculpté en shungite


 Une certaine médecine alternative attribue aux filtres à la shungizite des propriétés antibactériennes, ce qui ne peut être vrai puisque l'emploi de tels filtres dans l'assainissement des eaux favorise au contraire le développement de bactéries dénitrifiantes. C'est d'ailleurs cette observation scientifique qui permet aujourd'hui de relativiser de précédentes conclusions qui tendaient à confirmer les croyances aux vertus antibactériennes de la pierre.

En outre, de façon plus générale en étendant la question à l'ensemble des roches carboniques, charbon en tête, on peut légitimement s'interroger quant à l'inocuité réelle pour l'organisme humain des eaux ainsi filtrées ou "chargées". Tout porte à croire, dans la mesure des connaissances médicales actuelles, que le carbone s'avère être en fait un très probable cancérogène, ce qui ne saurait bien évidemment inspirer que prudence et circonspection. Le principe de précaution doit en l'occurrence s'appliquer dans le cas présent .



Photo : pyramide en shungite
 
 
En résumé, on peut donc dire que même si elle fait l'objet de délires mystiques et de spéculations new-ageuses que rien de convaincant ne vient étayer, et même si le caractère calculé de sa vaste promotion commerciale n'est un mystère pour personne, il n'en demeure pas moins que la shungite, dans l'acception moderne du mot, c'est-à-dire de roche contenant de la shungite, est une réalité minérale.
Ou plus exactement une réalité rocheuse, puisqu'elle n'est pas un minéral mais une roche, constituée de divers minéraux et éléments dont
au moins 25% de carbone.
Sa formule chimique précise reste à déterminer pour en définir les contours exacts, mais la shungite véritable mériterait plus d'attention de la part des institutions officielles qui font autorité en matière de minéralogie et de géologie. Car elle constitue sinon une espèce rocheuse à part entière, du moins une variété particulière qu'il convient de répertorier, en la rattachant à une espèce préexistante.

L'avenir proche ou plus lointain rendra sans doute justice à la shungite. Discréditée, tournée en ridicule par la crédulité des fantaisistes comme par la cupidité des charlatans,
injustement méprisée et ignorée par les minéralogistes sérieux et des scientifiques plus ou moins dogmatiques, il s'agit pourtant d'une belle roche sombre qui présente un intérêt tant pour le collectionneur de pierres que pour l'artisan, le sculpteur, le constructeur ou l'industriel. Elle n'est sans doute ni la pierre miracle des gogos et des illuminés de tous poils, ni l'insignifiant caillou ou le méchant bout de charbon auxquels voudraient la réduire les plus stricts adeptes des sciences conventionnelles. La vérité sur la shungite se situe quelque part entre ces deux positions extrêmes. Tout comme elle doit elle-même se classer minéralogiquement entre deux types d'autres roches ou minéraux carboniques. Elle mérite mieux, en tout cas, que le dédain méprisant des uns comme les divagations plus ou moins farfelues des autres. En la matière, le sens critique comme celui de la mesure sont de mise.
 Le tout est simplement de savoir véritablement de quoi on parle. 

Hans CANY